"Réarmement démographique" en Chine : les femmes dans le collimateur

Pékin multiplie les tentatives désespérées pour relancer la natalité dans le pays. Premières victimes de ce harcèlement, les principales intéressées n'ont pas l'air de se laisser intimider.

TangPing 躺平
5 min ⋅ 02/02/2024

Il y a quelques mois des journalistes du Wall Street Journal racontaient l’histoire de Zhang, une femme qui accouchait de son deuxième enfant en 2014 enfreignant les règles imposées par la politique de l’enfant unique. Entrée en vigueur en 1979 dans une Chine où le nombre d’enfant par femme avait pourtant chuté à 2,75 enfants par femme (contre 5,75 en 1970), cette politique fixait une limite stricte d’un seul enfant par famille afin d’améliorer concrètement le niveau de vie des foyers et d’allouer plus de ressources au développement économique. Démasqués par les autorités, elle et son époux furent verbalisés à hauteur d’une dizaine de milliers d’euros. Zhang dut également se soumettre à une forme de stérilisation forcée (la pose d’un stérilet) ainsi qu’à des contrôles médicaux réguliers afin de s’assurer qu’elle ne tombe pas à nouveau enceinte. Ironie tragique du sort, quelques mois après, les pouvoirs publics changeaient radicalement leur fusil d’épaule, 2015 marquant la suspension de la politique de l’enfant unique et le début d’une série d’expérimentations visant à inciter à la procréation. En 2023, la population chinoise baissait pour la deuxième année consécutive.

La gestion des utérus, un projet politique

Les projections sont formelles, la Chine se dirige vers un effondrement démographique : certains experts vont jusqu’à estimer moins d’un demi-milliard de chinois en 2100 (source : National Bureau of Statistics of China). Des chiffres qui ont de quoi alarmer le pouvoir qui compte bien sur la force de travail de sa population ainsi que sur un marché intérieur dynamique pour maintenir la croissance et réduire sa dépendance à l’extérieur. Les multiples initiatives mises en place pour créer un “environnement propice à l’accueil de nouveaux-nés” à tous les niveaux, ont des accents de panique. Des métropoles comme Shenzhen ont pu distribuer des chèques pour la naissance de nouveaux nés ainsi que des aides pour les trois premières années et d’autres comme Luanzhou organiser des rencontres entre jeunes gens célibataires. A Pékin et Shanghaï, on a opté pour des mesures plus radicales comme l’allongement de la durée du congé maternité qui s’élève désormais à 128 jours pour le premier enfant à Pékin (le minimum en Chine étant de 98 jours, et pour référence de 116 jours en France).

A l’échelle nationale c’est une “bataille culturelle” qui est menée, d’abord contre le recours massif à l’avortement : près de 9 millions de grossesses avortées en 2020 pour 12 millions de naissances. Avec l’appui d’une association nationale pour le planning familial, une campagne visant notamment à alerter sur les dangers possible de l’avortement sur la fertilité est en cours. A ce jour, Pékin s’abstient de réguler le recours à l’avortement de manière coercitive, néanmoins une note stratégique officielle datant de 2021 sur l’avancée des droits des femmes fait clairement mention d’une volonté de réduire les avortement “non médicalement nécessaires”. Le retour de flamme ne s’est pas fait attendre. En dessous des titres de presse sur Weibo (le Twitter/X chinois), les commentaires les plus aimés sont ceux de femmes qui s’insurgent contre ce texte supposé les défendre, déplorent que leur corps soit traité “comme un outil”, fustigent l’inaction des pouvoirs publics sur l’éducation sexuelle et les violences faites aux femmes, ou dénoncent le caractère culpabilisant des termes utilisés.

Un meme repris par de nombreux.ses internautes sur le sujet (@We_found_wonderland)Un meme repris par de nombreux.ses internautes sur le sujet (@We_found_wonderland)

En amont du problème des naissances, il y a celui du mariage. Pour une femme seule ou non mariée, avoir un enfant en Chine est une anomalie qui se traduit en une véritable oppression systémique. S. Gao, une mère célibataire de 46 ans et engagée pour les droits relatifs à la procréation raconte au New York Times que le statut de mère célibataire est bien moins pointé du doigt par la société que par le système qui ne leur octroie pas les mêmes droits qu’aux femmes mariées. Elle en a elle-même fait les frais en se voyant refuser des soins prénataux à l’hôpital public et en perdant un procès contre son ancien employeur qui l’a licenciée après son congé maternité. Une province, celle du Sichuan a, certes, choisi d’étendre les droits des femmes mariées aux femmes célibataires, mais l’incitation au mariage reste légion dans tout le pays. Organisation de rencontres, mise en place de bonus en liquide, propagande - c’est dans des textes officiels que l’on trouve l’origine du terme sheng nu (litt. les “femmes qui restent”) et les prémisses de la stigmatisation généralisée des femmes célibataires de plus de 27 ans qui y est associée - tous les moyens sont bons pour doper les chiffres de mariages, tout autant en berne que ceux des naissances.

Si le jargon officiel du Parti Communiste Chinois ne manque jamais de rappeler que l’égalité homme-femme est une “grande cause”, la manière de s’attaquer à la problématique démographique porte en elle une contradiction majeure avec la volonté d’émancipation de toute une classe de jeunes chinoises. Lors du treizième “congrès national des femmes” (réunion quinquennale au cours de laquelle le membre du Parti Communiste au pouvoir réaffirment leurs engagements envers la cause des femmes) en novembre dernier, le discours d’inauguration reprenait la vulgate maoïste selon laquelle “les femmes portent la moitié du ciel”, mais manquait, contrairement aux éditions précédentes, de mentionner la place des femmes dans la force de travail. En revanche, il les exhortait à lier leur destin à celui de la nation en se mariant et en faisant des enfants.

Xi Jinping, "try not to control women's bodies" challenge au treizième congrès national des femmes (ZUMA PRESS)Xi Jinping, "try not to control women's bodies" challenge au treizième congrès national des femmes (ZUMA PRESS)

Les femmes contre le pouvoir

Pourtant, celles à qui l’on essaie de faire comprendre que leur place est au foyer ne sont pas loin de porter la moitié du PIB (leur contribution était estimée à 41% en 2015 soit davantage qu’aux Etats-Unis ou en Europe), et, s’il n’y en a plus aucune parmi les vingt-deux membres de l’instance de décision du Parti Communiste Chinois, elles investissent largement les universités ou le secteur privé. Ces propos réactionnaires sont d’autant plus en décalage avec une partie de la population qu’un nombre croissant de femmes s’interrogent sur leur place dans la société, les injonctions qui leur sont imposées et s’intéressent aux idées féministes, malgré la censure dont elles peuvent faire l’objet. Cette tendance est notamment visible dans le petit monde du podcasting où dix des trente podcasts les plus écoutés font la part belle aux questions relative à la cause des femmes ou dans les essais les plus vendus de l’an dernier où figurent les ouvrages de la sociologue féministe japonaise Chizuko Ueno.

Début 2022, la vidéo d’une femme vêtue en haillons visiblement en proie à des troubles psychiques, enchaînée aux murs d’une pièce sans porte donnant vers l’extérieur, grelottant alors que son mari est à côté en train de s’occuper de leurs huit enfants devenait virale. Deux journalistes citoyennes ainsi que des journalistes d’investigation à la retraite faisaient le déplacement jusque dans la province concernée afin de rétablir la vérité, ne faisant pas confiance aux communiqués officiels. A la suite d’une véritable déferlante sur les réseaux sociaux, les autorités diligentaient une enquête qui débouchait sur de multiples condamnations pour trafic d’être humain, après avoir tenté de dissimuler l’affaire. Cette personne contrainte au mariage et à la reproduction aura été l’incarnation tristement spectaculaire des injonctions et des dangers qui pèsent sur d’innombrables chinoises, et l’illustration de l’incapacité des pouvoirs publics à lutter contre les violences faites aux femmes.

Une enquête menée par l’université de Fudan menée auprès d’un échantillon de personnes nées entre 1990 et 2005 montre qu’une part importante des jeunes femmes ont une opinion négative du mariage et considèrent que mettre au monde un enfant constitue une entrave à la “réalisation de soi”. Cet état d’esprit constitue en soi une défiance vis-à-vis du projet de Xi Jinping. S’il n’est que rarement explicitement formulé, le message est clair : le retour à la salle de travail passera plus facilement par une lutte efficace contre les violences conjugales, la protection des femmes enceintes vis-à-vis de leurs employeurs, ou des dispositifs comme un congé paternité conséquent permettant aux femmes d’avoir un enfant sans avoir à sacrifier leurs aspirations personnelles et professionnelles. Agiter les valeurs confucéennes de famille traditionnelle en prônant un retour au foyer n’adresse aucune de ces problématiques. Dans un article en réaction à cette politique, l’activiste féministe Lu Pin écrit que les efforts du gouvernement en matière de natalité après des années de planning familial coercitif sont voués à l’échec. Selon elle, la baisse des naissances doit poser la question de la protection des femmes dans l’espace public et privé ainsi que celle de l’inclusion des femmes célibataires et des familles homoparentales dans les droits reproductifs et familiaux.

A de nombreux égards, les facteurs qui influencent la baisse des naissances dépassent la cause des femmes. La baisse du nombre d’enfants par femme va généralement de pair avec un certain niveau de développement. Il y a aussi le coût élevé de l’éducation d’un enfant, de la vie en général, et une certaine désillusion par rapport au modèle de société qui est proposé. Le volontarisme étatique ne s’attaque aux causes structurelles que timidement (la question du coût de l’éducation notamment dans les grandes villes a pu être abordée), prenant davantage une forme réactionnaire et culpabilisante pour celles qui “portent la moitié du ciel”. Même les avantages qui ont pu été octroyés ont des allures de baiser de la mort : l’allongement du seul congé maternité sans toucher à celui des pères incite les entreprises à discriminer les femmes à l’embauche. Le gouvernement chinois a l’habitude de faire taire celles et ceux qui lui tiennent tête. En s’attaquant à la classe des jeunes urbaines éduquées dans le cadre d’un projet de développement “hautement qualitatif” qui fraie avec l’eugénisme, il a peut être trouvé son adversaire le plus coriace.

Toute ressemblance avec un quelconque projet de réarmement démographique en Europe continentale n’est évidemment que fortuite. Envoyez-nous vos questions et faites valoir votre droit de réponse à contact@tangping.media. On est en démocratie, ici.

...

TangPing 躺平

TangPing 躺平

Par Adrien Lin

Les derniers articles publiés