Le sujet du crédit social a fait jaser aux Etats-Unis mais aussi chez nous. L'occasion de jouer à se faire peur, de se rassurer sur sa propre condition ou de réfléchir sur l'état de nos libertés en dépeignant un pouvoir chinois tout puissant capable de pister les faits et gestes de n'importe quel citoyen. La réalité est moins romanesque.
En juin 2014, le gouvernement chinois publiait une note cryptique, mais qui dévoilait son intention d’établir un système de notation supposé promouvoir "la valeur traditionnelle de l’intégrité" en récompensant les comportements vertueux et en sanctionnant les plus délétères. Durant les années qui suivirent, alors que l'opinion générale devenait de plus en plus hostile à la Chine dans les pays occidentaux, et que la série dystopique Black Mirror y rencontrait un franc succès, de nombreux médias anglo-saxons, français ou allemands se sont saisis du sujet du crédit social en ne manquant pas de le décrire comme un parfait cauchemar orwellien. Ainsi, dans ce reportage signé France 24, on nous renvoie l’image d’une techno-structure omnipotente, associant à chaque individu une note évolutive qui déterminerait le niveau de services auquel il aurait accès. Par exemple, quelqu’un qui traverserait au feu rouge ou s’exprimerait mal sur les réseaux sociaux verrait sa note baisser. Les personnes les plus mal notées pourraient se voir refuser un accès à des services élémentaires comme les transports, alors que les citoyens modèles seraient récompensés par un accès facilité à des visas ou des tickets de bus moins chers. Les personnes interrogées agitent leur score au nez de la caméra et pour la plupart, vantent les mérites de ce dispositif responsabilisant, après tout, logique, si "dire du mal du gouvernement" est susceptible de faire baisser leur note. Pourtant, en leur parlant, on peut facilement se rendre compte que de nombreux Chinois ne sont même pas au courant de ce "système de crédit social". On pense immédiatement à la censure et à la désinformation, méthodes largement pratiquées par le pouvoir, mais le bon fonctionnement de ce système nécessiterait a minima que les personnes qui sont notées et dont on essaie d’influencer les comportements aient conscience de son existence. Alors qu’en est-il vraiment ?
Image générée par l'intelligence artificielle (Midjourney) montrant des chinois sous surveillance comme dans les reportages TV
D’emblée, notons qu’il y a un malentendu sur les termes utilisés : le terme "crédit social" est une traduction littérale qui renvoie, entre autres, aux relations entre les membres d’une collectivité et leur place dans cette collectivité, ce qui pourrait expliquer l’image du score comme outil de hiérarchisation sociale. Or, le terme chinois qui désigne la "société" et qui est utilisé dans le cadre du "crédit social" ne contient pas cette signification. Le terme de société est utilisé pour désigner la collectivité dans son ensemble. Les travaux de Lin Junyue, théoricien du crédit social, sur lesquels s’appuie largement la politique du gouvernement en la matière, décrivent un système inspiré du credit score né aux États-Unis, adapté à la Chine, et qui répond aux mêmes objectifs de responsabilisation des personnes physiques et morales face à leurs obligations financières et dans le cadre des affaires. Il y est davantage question de "l’intégrité" comme fondement de l’économie de marché plutôt que de civisme et de morale citoyenne.
Si les pouvoirs publics ont récupéré cette définition, c’est avant tout pour répondre à des objectifs économiques : il s’agit de faire évoluer un modèle de croissance qui repose sur l’investissement vers un modèle de croissance fondé sur la consommation interne, au fur et à mesure que le coût du travail augmente et que les investissements se tarissent. Or, pour consommer plus, la classe moyenne émergente a besoin d’accéder massivement à l’emprunt de la manière la plus saine possible. Afin de pallier au manque de maturité de l’économie de marché au sein du pays (en 2014, à peine 25% des Chinois disposait d’antécédents de crédit permettant d’évaluer leur solvabilité contre plus de 90% des Américains), le gouvernement chinois a mandaté des prestataires de services financiers en ligne pour mettre en place un système de notation permettant de rendre compte de leur capacité à honorer leurs obligations financières en agrégeant les données de leur activité financière dont ils disposaient déjà. Le plus répandu est le "Sesame Credit" d’Alipay (groupe Alibaba).
La relance repose également sur la confiance dans les entreprises locales et les institutions, et c’est là où les choses deviennent particulièrement nébuleuses. Le système de crédit social entend rétablir la "confiance" et "l’intégrité", selon le document charnière publié en 2014. On comprend qu’il s’agit d’une forme de réponse holistique à une série d’événements qui symbolisent une crise de la confiance envers les acteurs privés (scandales alimentaires à répétition, sûreté des médicaments) et publics souvent jugés corrompus. Les théoriciens préconisent alors la création d’une base de données gigantesque mélangeant entreprises et individus, couplée à des mécanismes de récompenses et de sanctions.
La notation généralisée des citoyens dans toute la Chine n’existe pas et n’est même pas contenue, à ce jour, dans les textes officiels. La note que des citoyens montrent dans les différents reportages que l’on peut voir est celle du Sesame Credit d’Alipay ou éventuellement celle d’une autre banque digitale privée. Cette note est presque exclusivement calculée à partir de l’historique d’achats et d’emprunts souscrits via la plateforme et donne accès à des avantages financiers proposés par celle-ci (réductions, coupons, etc.). Kendra Schaefer, spécialiste du crédit social au sein du cabinet Trivium China, est formelle : être mal noté par les services d’une banque privée digitale comme Alipay ne restreint pas l’accès à des services publics comme l’hôpital ou les transports. Ces systèmes de notation par les banques digitales privées, s’ils sont nés dans le cadre d’une expérimentation mandatée par l’État et subsistent encore aujourd’hui, ont été abandonnés par les pouvoirs publics en 2017, leur préférant un système de notation classique opéré par la banque centrale à partir des antécédents de crédit de chacun.
Capture d'écran du système de notation Sesame Credit. CECI N'EST PAS UN SCORE DE CREDIT SOCIAL D'ETAT. (That's Shanghai)
L’autre volet du "système de crédit social", à savoir la création d’une base de données de référence et des dispositifs associés (mécanismes de récompenses ou de sanctions, liste noire) suit péniblement son cours. Il s'agit de consolider les données concernant les individus et les entreprises dispersées au sein des différentes administrations. Cependant, cette tâche est aussi colossale que les points de collecte sont épars et que ces données ne sont très souvent pas exploitables par un traitement automatisé à grande échelle. Autrement dit, on a davantage affaire à de la saisie de données manuelle effectuée par des fonctionnaires qu’à des algorithmes sophistiqués assistés par l’intelligence artificielle.
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